Au commencement
« Les voisins, c’est chiant. Certains sont même dangereux !
— Nous sommes tous le voisin de quelqu’un.
— Oui, eh bien moi, je ne me sens pas une âme de voisin. Je ne suis le voisin de personne, même si j’habite en HLM avec quarante familles au-dessus de ma tête et quarante au-dessous de mes pieds. Voisin, c’est un état d’esprit. Et pas le meilleur.
— Pourtant, c’est comme ça que te perçoivent tes voisins : en voisin. Tu n’es rien d’autre à leurs yeux.
— Qu’ils viennent me le dire en face !...
— Ta réaction prouve bien que tu te comportes en voisin… Prêt à en découdre, à défendre ton INTÉGRITÉ, tes cinquante mètres carrés de linoleum, au bazooka s’il le faut. Un voisin. Comme les autres.
— Mais c’est la faute des voisins si je réagis comme ça !
— Je sais, le voisinage est contagieux, on n’y peut rien.
— Alors la lune… Je vais me barrer sur la lune ! Comme Armstrong. Tu imagines la paix qu’il a connue pendant quelques minutes, le 21 juillet 1969 ?... Pas un chat, pas un homme pour l’emmerder… Et les autres, sur terre, ils pouvaient bien caqueter dans ses écouteurs… Rien à foutre il se disait le Neil, y’a que moi et les cailloux lunaires…
— Mais le Neil, comme tu dis, il n’a jamais été plus voisin qu’à ce moment de son existence. D’abord il a fait de la lune une banlieue. Pas vraiment un havre de paix, n’est-ce pas. Tellement peu d’ailleurs que des potes à lui n’ont pas tardé à rappliquer pour y faire du quatre-quatre dans les dunes et des trous dans le sol et se photographier le casque comme on photographie mémère à la plage. Ensuite il n’était pas seul, le Neil. Y’avait Buzz avec lui. Son second. Son ombre. Son voisin de LEM, de HL’EM. Qui le lâchait pas d’une moon boot. Et puis dans le ciel noir de la lune, en embuscade, y’avait le Mike qui leur tournait autour dans son module, semblant leur dire à chaque passage : bon c’est l’heure, faut rentrer maintenant !... Tu parles d’une paix !... Et de toute façon, là où on plante un drapeau, c’est la propriété qu’on célèbre, et la propriété appelle le nombre. C’est le principe du un plus dix. Un type repère un coin peinard, il y construit sa bicoque, et dix mecs ramènent aussitôt leur fraise, trouvant l’idée géniale… C’est vrai que c’est peinard ici qu’ils disent… On va s’y installer !... La propriété, c’est le voisinage assuré.
— Alors, pas moyen d’échapper au voisinage ? Pas moyen de ne pas être soi-même un voisin ? C’est horrible ce que tu dis.
— Pas moyen d’y échapper, oui. Nous sommes cousus. Condamnés à supporter les voisins et condamnés à être supportés par eux. Même mort on demeure voisin. On nous aligne côte à côte, dans des boîtes, bien rangés, avec notre étiquette de voisin gravée dans le marbre, au-dessus de la tête, des fois qu’on nous perdrait…
— Mort, on est quand même moins porté sur la chicane…
— Détrompe-toi !... Vois le monde que les morts attirent et les problèmes de voisinage que ça ne manque jamais d’engendrer. Madame Machin, radine comme une fourmi, prend des fleurs sur la tombe de Monsieur Bidule et les dépose sur celle de son mari. Qu’elle n’a jamais pu blairer, entre parenthèses. Et c’est parti !... Ça se sait, ça cause, ça se bat. Du voisinage, encore du voisinage…
— Il existe pourtant une solution : se faire cramer. Tu balances les cendres du défunt dans le premier courant d’air qui se présente, et là tu résous tous les problèmes d’un coup.
— Mais c’est pire ! Y’a pas plus invasif et sans-gêne que les morts en poudre. Ils entrent partout, flottent dans ta cuisine, dans ton salon, dans tes chiottes, ils visitent tes narines, tes poumons, ton sang… C’est le comble du voisinage, le plus insidieux.
— Donc en fait, pour tirer un trait définitif sur les problèmes de voisinage, il faudrait exterminer l’humanité entière…
— Ça ne changerait rien. N’importe où dans le cosmos il y aurait toujours des voisins. Au moment où je te parle, sur Alpha du Butor ou Pégase-quelque-chose, une amibe de la taille d’un immeuble se dispute peut-être avec un protozoaire gros comme un camion parce que le mari de l’une à mater les fesses de la femme de l’autre. Et tout le quartier rigole, bien vachard, attendant que ça saigne... Et j’irai plus loin… Même Dieu est un voisin. Le plus moyen des voisins, d’ailleurs, car le premier. Alors qu’il aurait pu se tenir à carreau, seul en son étendue, il n’a rien trouvé de mieux que d’aller planer sur les eaux. Tu connais la suite...
— Au commencement était le voisinage… »